L’épopée de Jules Ehrhardt dans le cadre de l’enquête State of the Digital Nation, et de sa suite tout aussi épique, State of the Digital Nation 2020, ressemble à un chant funèbre sombre et comique pour le secteur de la création. C’est avec précision, passion et finesse d’esprit que Jules fait une analyse chirurgicale de tous les mauvais virages qui nous ont conduits au modèle d’agence traditionnel actuel.
Toutefois, on entrevoit le bout du tunnel. Nous avons rencontré Jules pour discuter de la manière dont les nouveaux modèles d’agence, comme FKTRY, son propre studio de capital créatif, peuvent jeter les bases d’une nouvelle ère en matière de créativité numérique dans le cadre de nouvelles conditions commerciales.
Racontez-nous votre parcours.
J’ai fait toute ma carrière dans le numérique. D’abord dans le Web, notamment le Web 1.0 et 2.0. Puis je me suis orienté vers l’autre facette du numérique, c’est-à-dire les produits numériques dans toutes leurs itérations, avec tout d’abord la conception de l’interface utilisateur, puis l’expérience utilisateur, l’interface/expérience utilisateur, l’ère du mobile et des produits numériques, lorsque nous sommes allés au-delà de l’écran.
J’ai occupé mon dernier poste au sein d’ustwo, un studio de produits numériques relativement connu. À l’époque, en tant qu’acteurs prépondérants dans ce domaine, nous avons également pris part à l’invention de la terminologie de « studio de produits numériques ».
Personnellement, je suis issu d’un secteur qui ne laisse que peu de place à la création : conception et ingénierie, Web à l’ancienne, écriture de balises HTML. Je ressens donc une profonde empathie et je voue une véritable passion à ce domaine et à ses acteurs. Cependant, mon domaine de prédilection est la créativité, la manière dont elle est représentée, monnayée et les modèles commerciaux que nous pouvons mettre en place en lien avec celle-ci.
Que signifient pour vous le secteur de la créativité et ses acteurs ?
Pour moi, la « classe créative » se compose des personnes qui créent du code, du design, de la culture, et même des modèles économiques. La créativité est un concept très large. C’est essentiel. Lorsque je travaillais chez ustwo, il m’est apparu clairement que faire preuve de créativité requiert un grand nombre de compétences différentes.
La classe créative est importante, car l’apprentissage automatique, l’automatisation et l’IA gagnent rapidement du terrain. Et la créativité est la seule chose qui nous distinguera des machines.
Le secteur de la créativité correspond à ce que nous faisons de nos compétences, à la manière dont nous exploitons correctement nos capacités. Je suis très enthousiaste quant au potentiel de notre communauté et à la façon dont nous pouvons rassembler la classe créative pour forger de nouveaux modèles capables de redéfinir les conditions commerciales, tout en apprenant et en partageant. Cet objectif m’obsède.
Depuis que j’ai quitté ustwo, je travaille sur un nouveau modèle de studio entièrement financé, qui intervient en échange de fonds propres autour du concept de capital créatif.
Il s’agit d’une forme d’apport de compétences que la classe créative doit selon moi adopter et s’approprier. Cela nous aidera à valoriser et à exploiter correctement notre créativité, ainsi qu’à établir une interprétation commune à toutes les parties prenantes des attentes relatives à un engagement.
Le travail de mon studio est uniquement axé sur les débuts de l’entreprise technologique et l’espace de risque, et non sur la collaboration avec l’entreprise, bien que ce domaine présente de nombreux débouchés. C’est le type de travail que réalisent certains studios parallèlement à un mélange plus « conventionnel » de tâches rémunérées au temps. Ce n’est pas un nouveau concept, mais plutôt l’expression même du modèle, reposant sur un nouveau type de financement qui ne requiert pas de pipeline à court terme.
Qu’est-ce qu’un studio de capital créatif ?
Un studio de capital créatif dispose d’une « pile », d’un ensemble de services qu’il propose aux startups en échange de fonds propres. Dans le cas de FKTRY, la pile comprend le produit, la culture et la croissance.
L’idée est non seulement d’aider à obtenir des résultats, par exemple le produit de la startup, mais également de contribuer à l’établissement de l’infrastructure et des processus nécessaires pour passer de la phase d’amorçage à la série A, puis à la série B.
Du point de vue du produit, il peut s’agir de la conception de la version 2.0 ou 3.0 du produit/service. Concernant les processus et la pile d’ingénierie, il peut s’agir de la mise en place d’Agile, Kanban, ou de toute autre méthode nécessaire pour obtenir des résultats et évoluer, et de s’assurer que la conception et l’ingénierie collaborent comme il se doit.
D’un point de vue culturel, il peut s’agir d’examiner l’aménagement organisationnel, en s’assurant que les valeurs fondamentales, la vision et la mission sont en place pour aider l’entreprise à se développer. L’équipe fondatrice a généralement ces éléments à l’esprit, ce qui fonctionne au sein d’une organisation de 20 personnes, mais pas de 100. En effet, une fois que les échanges individuels ne sont plus possibles dans l’ensemble de l’organisation, cette dernière n’évolue plus.
Je concentre mes efforts non seulement sur le positionnement de FKTRY, mais aussi sur la promotion et la normalisation du concept de studio de capital créatif. L’objectif est de démontrer qu’il existe énormément de nouvelles alternatives pour la classe créative, au-delà du modèle qui nous est imposé depuis très longtemps. Je m’engage à adopter une approche « open source », en partageant autant que possible les privilèges et l’accès dont je bénéficie, au moment présent. Si nous adoptons tous la même approche, si nous partageons et collaborons, nous parviendrons plus rapidement à un meilleur résultat et nous serons tous gagnants.
Les sociétés de capital-risque hésitent-elles à s’engager dans l’espace créatif ?
Je pense que la créativité, ou le design dans ce cas, est généralement reconnue comme un facteur clé de la réussite d’une startup. En fait, de nombreux investisseurs en capital-risque que j’ai côtoyés m’ont dit : « Nous n’investirions pas dans une entreprise dont le produit est médiocre du point de vue de l’expérience utilisateur. » C’est donc un point reconnu selon moi.
On remarque également dans la Valley, en particulier à San Francisco, que beaucoup plus de designers sont désormais financés. C’est intéressant. Prenons les exemples d’Airbnb, de Pinterest, de Twitter, etc. Ce sont toutes de gigantesques entreprises, bien financées, qui atteignent des estimations colossales et toutes fondées par des designers ou des créateurs.
Cela peut paraître cliché, mais les designers jouent bel et bien un rôle décisif. En retour, cela a entraîné une pénurie des ressources de conception auxquelles les startups fondées par des ingénieurs avaient l’habitude d’accéder et qu’ils utilisaient pour booster leurs propres efforts. Ce qui crée des débouchés. Les investisseurs en capital-risque sont donc conscients de la nécessité de faire preuve de créativité dans le domaine de la conception. Ils s’intéressent au modèle de studio de capital créatif pour la simple et bonne raison qu’il permet de réduire les risques pour les entreprises de leur portefeuille et qu’il apporte une véritable valeur ajoutée et un flux d’affaires.
Investir dans ces startups présente-t-il un risque ?
Absolument ! Je pense que les agences ont particulièrement mal évalué les projets impliquant des startups, car ces structures et leur personnel sont formatés pour être optimistes. Elles sont conçues de manière à montrer qu’il y a de l’espoir et qu’il existe des possibilités, y compris dans les pires situations. Bien sûr, le modèle est pensé de telle sorte qu’elles seront payées de toute façon, mais je ne pense pas qu’il s’agisse réellement du facteur de motivation.
Ce qui enthousiasme les gens, c’est de faire un excellent travail. Toutefois, l’agence analysera une situation, essaiera de la retourner et proposera de faire le contraire de ce qui a été demandé. Elle tentera même de travailler avec des personnes qu’elle ne considère pas comme les meilleurs partenaires.
Le danger inhérent à la mise en place d’un modèle de studio de capital créatif est d’introduire ce même état d’esprit, sachant qu’il est impossible d’appliquer cette logique à l’investissement dans les startups. Ce modèle consiste essentiellement à créer un portefeuille de participations en capital de la même manière qu’une personne distribue un fonds et perçoit des actions en retour. Vous devez donc être aussi critique qu’un investisseur en capital-risque.
Par exemple, il ne se contentera pas de regarder la startup de Pierre ou de Paul avant de se dire : « Eh bien, ces deux-là ne savent pas ce qu’ils font, mais si nous travaillons avec eux, nous pouvons les changer et les convaincre de travailler sur un autre produit. » Ils se contenteront de passer à autre chose, car ils ont un flux d’affaires et ils flairent d’autres opportunités.
Ainsi, à moins que les acteurs du secteur de la création numérique n’établissent des modèles qu’un investisseur chevronné financerait, nous demeurerons cantonnés à des tâches rémunérées au temps. Ce qui implique de construire une passerelle vers la classe des capitaux, les investisseurs providentiels, les bureaux de gestion de patrimoine, les sociétés de capital-risque, les investisseurs institutionnels, etc.
Je suis tout simplement fasciné par l’analyse de la croisée des chemins entre le capital et la créativité. Je prévois d’aborder ce sujet dans la prochaine édition de State of the Digital Nation, dans un an ou deux, lorsque je me serai suffisamment renseigné pour partager ces informations.
Pouvez-vous nous expliquer la notion de cantonnement à un modèle de rémunération au temps ?
D’après moi, le modèle de service à la clientèle rémunéré au temps est une sorte de piège qui s’est refermé sur nous il y a plusieurs décennies. Nous sommes tous enfermés dans cette espèce de jeu à cotes fixes et à enjeux limités. Pour différentes raisons, le modèle s’effondre et ne produit plus que des marges bénéficiaires inférieures à 10 %.
C’est ce que j’appelle l’« approvisionnement » de la créativité. Les services d’approvisionnement disposent d’un simple tableau comparatif et ils mettront en balance vos 250 dollars de l’heure et les 120 dollars de l’heure de quelqu’un d’autre avant de dire : « Eh bien, regardez. Il est indiqué “conception visuelle” ou “conception de produits” et voilà ce que cela nous coûte. » La conclusion logique de ce cheminement sera l’absence de marché créatif de qualité à exploiter pour ces mêmes marques.
Quoi qu’il en soit, nous avons permis l’homogénéisation, la banalisation et le broyage de notre créativité comme s’il ne s’agissait que d’une vulgaire chair à saucisse vendue sur le marché. L’impact charnière que peut avoir une créativité adaptée au moment opportun est considérable et ne peut être soumis à une échelle typique de rémunération au temps. Nous avons permis cela et c’est à nous d’y remédier.
Les montants des prestations facturés par les agences sont en baisse et de nombreuses tâches sont réalisées en interne par les grandes marques, ce qui, dans l’ensemble, représente moins de travail. Les grandes enseignes internationales peuvent délocaliser une grande partie de leur travail, réduisant leurs prix de moitié par rapport à ceux de leurs concurrents locaux. Mais cela cannibalise le secteur et nuit à la qualité du travail.
« Nous avons permis l’homogénéisation, la banalisation et le broyage de notre créativité comme s’il ne s’agissait que d’une vulgaire chair à saucisse vendue sur le marché. »
La perte de confiance entre l’agence et le client est au cœur de cette situation. Je considère que les agences n’ont pas rempli leur part du contrat du point de vue de la création de valeur. Cette tendance est apparue dans les secteurs du marketing et de la publicité. Désormais, la défiance a gagné l’industrie en général des produits numériques, de l’innovation, etc. Les clients estiment que les prix qu’ils payent n’ont plus aucun sens et que mieux vaut effectuer le travail au sein de l’entreprise, développer les capacités internes et réfléchir davantage aux personnes qu’ils embauchent et aux salaires qu’ils leur versent.
Nous sommes dans une spirale infernale. De grands magasins qui devraient normalement être dans une situation florissante perdent d’énormes sommes d’argent et une grande partie de leur personnel. Je tiens à tirer la sonnette d’alarme concernant une simple inégalité mathématique : il y a plus de bons projets que d’équipes compétentes. Par conséquent, si vous êtes doué, vous pourrez mettre sur pied une solide entreprise. Cependant, le marché sera écrasé par le bas.
Pourquoi les agences perdent-elles les plus grands talents ?
Les personnes talentueuses recherchent des postes qui ont un but. Elles veulent un salaire adapté et un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Ce sont les deux conditions : la rémunération et avoir un objectif.
Malheureusement, l’économie unitaire adoptée par une grande partie des acteurs de l’industrie est basée sur des semaines de travail de 60 à 80 heures. Pour remédier à cette situation, une agence moyenne doit embaucher 25 % de personnel en plus pour ramener la semaine de travail à 50 ou 60 heures. Les marges sont d’ores et déjà insuffisantes, et pourtant il faudrait embaucher davantage pour favoriser de bonnes conditions de travail.
J’étais légèrement irrité lorsque les employés partaient du studio « à l’heure ». Mais au fil des ans, j’en suis devenu fier, car cela signifie que le studio fonctionne bien, que le travail a été promu comme il se doit et que l’engagement professionnel est adéquat du point de vue des partenaires et des clients. Il est donc possible, à condition de demander une prime, d’instaurer un environnement de travail sain et de donner un but professionnel aux employés.
Je reconnais sans aucun problème que les premières années de ma carrière dans le secteur ont été fastes. Le modèle d’agence pouvait s’avérer très rentable, nous pouvions expérimenter davantage, et probablement payer plus. Cette génération de talents a eu la possibilité d’évoluer, d’expérimenter et de développer un large éventail de compétences. Ce n’est plus vraiment possible de nos jours, ce qui est extrêmement regrettable pour l’avenir qui repose sur les talents émergents.
Les macro-tendances de notre secteur constituent une sorte de crise existentielle pour cette nouvelle génération de cerveaux. Cette réalité s’observe également dans les acquisitions par les grands groupes de gestion publicitaire et les sociétés de conseil de nombreuses agences, ce qui, à mon sens, crée des problèmes.
Pourquoi ces fusions et acquisitions sont-elles un problème ?
Il est évident que le secteur de la création s’est considérablement consolidé ces dix dernières années. Je considère que pour les groupes de gestion publicitaire, procéder à des acquisitions dans un climat de plus en plus tendu est leur seul moyen de démontrer à leurs actionnaires qu’ils se développent. Mais c’est une forme de supernova d’entreprise, croître jusqu’à la limite, puis…
Après m’être retiré du jeu des agences, je me soucie du modèle basé sur ce type de structure. Cependant, je m’intéresse davantage à l’unité atomique du secteur, c’est-à-dire nous, les personnes. Tous ces changements et toutes ces acquisitions devraient nous amener, en tant qu’acteurs de ce système, à réfléchir à notre rôle au sein de ce celui-ci. Lors de l’édition 2016 de State of the Digital Nation, je me suis interrogé sur la place des agences dans tout cela, puis en 2020, sur celle des individus.
Je pense que toutes les acquisitions conduiront, à un certain stade, à une sorte d’homogénéisation de la conception. Si la moitié des talents travaillent pour une organisation géante et s’ils suivent un même système de conception, quelles seront les conséquences sur la créativité et la conception ? C’est un gros point d’interrogation pour moi.
Que réserve l’avenir aux agences ?
D’une certaine manière, j’ai hâte de vivre l’apocalypse qui nous attend, car c’est suite à ce chaos que nous imaginerons et définirons de nouveaux modèles. De la destruction et du chaos naîtra une nouvelle croissance. C’est probablement la seule chose qui puisse attiser la passion et capter l’attention de la prochaine génération de talents qui, avouons-le, a beaucoup d’autres possibilités.
Dans ce climat de destruction créatrice, soit vous êtes un révolutionnaire, soit vous ne l’êtes pas. Dans ce cas-là, vous coulerez avec le bateau. Puis la nouvelle génération émergera et définira de nouveaux modèles d’engagement. Bien entendu, les agences ne disparaîtront pas, mais seules les meilleures d’entre elles prospéreront et les choses seront nécessairement différentes.
Cela ne m’intéresse pas vraiment de connaître le sort d’une agence géante de plus de 1 000 personnes. En effet, après avoir quitté une organisation relativement importante, mes illusions s’étant envolées depuis bien longtemps, j’ai réalisé qu’une entreprise n’est rien de plus que le réceptacle temporaire des espoirs, des rêves et des ambitions que nourrissent les employés. Les agences ne sont pas destinées à perdurer, du moins sous la même forme. Face à cette réalité éphémère, les seules choses qui comptent sont les relations entretenues et le travail accompli. Tout au long de ce parcours, les gens vont et viennent, et il vous incombe d’instaurer une culture et de proposer des avantages en accord avec ce rythme naturel.
Alors, oui, je suis vraiment impatient. Les bouleversements seront certes profonds, mais nous nous concentrerons sur de nouvelles façons de faire les choses, c’est génial. Car c’est une nécessité.
Note de la rédaction : une version de cet entretien a d’abord été publiée sur le blog de 10,000ft. En 2019, Smartsheet a acheté 10,000ft pour renforcer les fonctionnalités de gestion des ressources pour les clients Smartsheet. En savoir plus sur 10,000ft.